L’observation de la vie sauvage est devenue une forme populaire d’écotourisme et est considérée comme bénéfique pour la conservation. Après tout, elle contribue aux économies locales et renforce le soutien aux initiatives de conservation. Mais quel est l’impact sur la faune observée ? Après avoir commencé à étudier les effets de la fourniture de nourriture aux grands requins-marteaux à Bimini pour les mettre à la portée des écotouristes, Vital Heim a trouvé une foule de nouvelles questions.
Les animaux à gros corps occupent souvent des positions élevées dans le réseau alimentaire et, s’ils sont des prédateurs apex, ils peuvent façonner les écosystèmes. Pourtant, les populations d’un grand nombre de ces animaux sont en grave déclin parce que leur habitat est détruit par les activités humaines ou qu’ils sont exploités. Dans le domaine marin, les grands requins sont particulièrement vulnérables car leur taux de croissance est lent, leur maturité tardive et leur taux de reproduction faible. Par conséquent, de nombreuses populations de requins dans le monde diminuent considérablement. Il est de plus en plus évident que la perte d’un prédateur apex – la fonction de certaines espèces de requins en tant que prédateur tout en haut de la chaîne alimentaire – peut avoir un impact considérable sur un écosystème.
La plongée avec les requins gagne en popularité dans de nombreuses régions du monde, notamment aux Bahamas, qui échappent à la tendance mondiale au déclin des populations de requins. Grâce à des mesures de conservation telles que l’interdiction de la pêche commerciale à la palangre en 1993 et la déclaration des Bahamas comme sanctuaire de requins en 2011, les populations de diverses espèces de requins sont en bonne santé et contribuent à la popularité de la nation insulaire comme destination de plongée. Sur les plus de 100 millions de dollars US générés chaque année par l’industrie de la plongée aux Bahamas, une grande partie provient de la plongée avec des requins.
De nombreux requins étant par nature à la fois rares et insaisissables, on utilise de la nourriture pour attirer ces prédateurs marins dans des endroits où les écotouristes peuvent les rencontrer de près. Cependant, on sait encore peu de choses sur les effets potentiels de l’approvisionnement en nourriture, tant sur les requins ciblés que sur les autres espèces présentes dans les environs.
Le grand requin-marteau Sphyrna mokarran est un grand requin qui habite les eaux côtières et les mers ouvertes des régions tropicales du monde entier. Généralement solitaire, il est rarement observé à l’état sauvage. Pourtant, chaque hiver, de nombreux spécimens de ce prédateur charismatique se rassemblent à Bimini, un groupe de petites îles bordées de mangroves situées à l’ouest du banc de Great Bahama. Les plongeurs du monde entier sont attirés par cette population saisonnière de grands requins-marteaux et injectent dans l’économie locale plus de la moitié des revenus annuels générés par la plongée avec les requins à Bimini.
En dépit de sa population apparemment saine autour de Bimini, le grand requin-marteau est classé comme étant en danger sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN. Des recherches antérieures menées par la Bimini Biological Field Station Foundation (BBFSF) ont montré que plusieurs individus reviennent à Bimini chaque saison. L’identification visuelle a joué un rôle important dans cette recherche et une base de données d’identification comprenant actuellement 35 grands requins-marteaux a été mise en place. Cela a pu être fait parce que les individus présentent certaines caractéristiques qui restent constantes sur plusieurs saisons : des formes de nageoires distinctives, des motifs d’encoche sur la première nageoire dorsale et des motifs de taches sur le ventre, par exemple. Les requins nouvellement identifiés ajoutés à la base de données chaque année améliorent notre connaissance de la taille et de la structure de la population.
Il est important de comprendre ce qui pourrait avoir un impact sur le comportement ou les mouvements du grand requin-marteau, mais aucun travail n’avait été réalisé pour étudier les effets de l’alimentation et du tourisme de plongée sur cette espèce. D’autres études sur l’approvisionnement des requins indiquaient que les impacts étaient spécifiques au site et à l’espèce, et même qu’ils pouvaient varier d’un individu à l’autre. Notre recherche visait à décrire le comportement des grands requins-marteaux sur le site de nourrissage de Bimini et à déterminer si le ravitaillement et les activités quotidiennes de tourisme de plongée avaient un impact sur la façon dont ils utilisent l’espace local. Grâce à notre collaboration avec l’opérateur de plongée local Neal Watson’s Bimini Scuba Center, nous avons pu collecter des données sur chaque plongée commerciale menée par la compagnie.
Parce qu’elles n’étaient pas en mesure de distinguer les requins entre eux, les études précédentes sur l’approvisionnement ne pouvaient enregistrer ni la quantité d’appâts consommés par chaque requin, ni la fréquence à laquelle il revenait se nourrir au cours de chaque session. Notre capacité à identifier les individus nous a donné un avantage, nous permettant d’enregistrer le nombre de morceaux d’appât – et donc le poids – pris par chaque animal. Nous avons documenté la quantité d’appât consommée par chaque requin, le temps passé lors d’un événement d’approvisionnement, le temps écoulé avant qu’il ne prenne la première récompense alimentaire après son arrivée sur le site, et sa réaction aux facteurs biotiques et abiotiques.
Pour évaluer dans quelle mesure les requins ont répondu aux activités d’approvisionnement, nous avons établi deux indices. L’indice d’approvisionnement a été calculé comme le nombre de fois où un requin a participé à un événement d’approvisionnement divisé par le nombre total d’événements auxquels il aurait pu participer. L’indice d’alimentation est le produit de l’indice d’approvisionnement d’un individu multiplié par la quantité moyenne d’appât qu’il a consommé à chaque événement.
Au cours de 104 événements d’approvisionnement organisés sur une période de 94 jours, nous avons comptabilisé 483 observations de grands requins-marteaux impliquant 28 individus. Il y avait une variation remarquable dans le nombre de plongées auxquelles les requins ont participé. Quatre femelles qui étaient connues à Bimini depuis quatre ans avant notre étude étaient présentes à plus de 50% des événements d’approvisionnement. En revanche, les requins-marteaux récemment identifiés ont participé moins fréquemment à ces événements.
Des différences ont été constatées dans la quantité d’appâts que les requins ont pris chaque jour. Comme on pouvait s’y attendre, la durée de l’événement d’approvisionnement était un facteur, tout comme le temps de présence des requins. Il a également été déterminé que les individus étaient capables de manger un pourcentage substantiel de leur poids corporel. Nemesis, une femelle bien connue de nous, a été signalée comme ayant consommé 101 morceaux d’appât pesant 16 kilogrammes (35 livres) au cours d’un événement de plongée qui a duré près de quatre heures. Nous avons estimé qu’elle pesait environ 200 kilogrammes (440 livres), donc à cette occasion elle a mangé 8% de son poids corporel.
En observant les mouvements des grands requins-marteaux dans la zone locale, nous avons appris qu’ils pouvaient être affectés par le temps que les requins passaient à s’alimenter. Les mouvements des requins qui mangeaient plus et passaient plus de temps sur le site d’approvisionnement avaient tendance à être plus restreints autour du site, tandis que les zones centrales des requins ayant un indice d’alimentation plus faible étaient plus largement distribuées dans les environs de Bimini. Nos résultats suggèrent que la fourniture de nourriture pour attirer les requins a un impact sur les mouvements locaux des requins individuels à un degré variable.
Compte tenu de ce que nous avons appris sur le comportement alimentaire et les schémas de déplacement des requins approvisionnés, nous nous concentrerons à l’avenir sur les impacts écologiques de l’approvisionnement. Les effets des prédateurs sur la démographie de leurs proies et sur les interactions au sein du réseau alimentaire, tels que décrits par les études précédentes, signifient que les changements dans les mouvements naturels des grands requins peuvent avoir des répercussions sur les animaux à des niveaux trophiques inférieurs. Nous examinerons dans quelle mesure les activités de tourisme animalier affectent le fonctionnement d’un écosystème en modifiant le rôle des prédateurs apex.
